Livre III – Le Livre de la Mère divine
Chant 4 – La vision et la grâce
Alors s’éveilla soudain une effervescence sacrée.
Au milieu du silence sans vie du Vide,
Dans une solitude et une immensité,
Un son arriva, frémissant comme un bruit de pas aimé,
Entendu dans les espaces attentifs de l’âme; 5
Un effleurement troubla ses fibres [du roi] avec délice.
Une Influence avait abordé le champ des mortels,
Un Cœur sans bornes était proche de son cœur qui désire,
Une Forme mystique enveloppait sa silhouette terrestre.
Tout à son contact se libéra du sceau du silence; 10
Esprit et corps tressaillirent, ressentant l’identité,
Joints dans l’étreinte d’une joie non verbalisée;
Le mental, les membres, la vie étaient plongés dans l’extase.
Enivrées comme par une pluie de nectar,
Les étendues passionnées de sa nature affluèrent vers elle, 15
Striées d’éclairs, ivres d’un vin lumineux.
Tout était une mer sans limites qui se soulevait vers la lune.
Un courant divinisant possédait ses veines,
Les cellules de son corps s’éveillèrent à un sens spirituel,
Chaque nerf devint un fil [conducteur] de joie brulant : 20
Tissus et chair prirent part à la béatitude.
Illuminées, les cavernes au brun grisâtre du subconscient insondé
Vibrèrent par la prescience de son pas vivement désiré
Et se remplirent de crêtes vacillantes et de langues de feu en prière.
Même perdu dans le sommeil, muet, inanimé, 25
Son corps lui-même répondait à son pouvoir.
Celle [la Mère divine] qu’il adorait était en lui maintenant :
D’une pureté de flamme, portant des tresses éthérées, un Visage puissant
Apparut, avec des lèvres remuées par des mots immortels;
Les paupières, volets de la Sagesse, s’abaissaient sur des globes ravissants. 30
Monument de marbre de cogitations, brillait
Un front, crypte de la vision, et larges comme le regard de l’océan
Vers le Ciel, deux yeux tranquilles à la pensée sans bornes
Plongeaient dans ceux de l’homme et voyaient le dieu en devenir.
Une Forme se présenta sur le seuil du Mental, une Voix 35
Absolue et sage parla dans les chambres du cœur :
« Ô Fils de la Force qui escalades les pics de la création,
Aucune âme n’est ton compagnon dans la lumière;
Tu te tiens seul aux portes éternelles.
Ce que tu as conquis t’appartient, mais ne demande rien de plus. 40
Ô Esprit qui aspire dans un cadre [corporel] ignorant,
Ô Voix qui t’es élevée du monde de l’Inconscient,
Comment pourras-tu parler pour les hommes au cœur muet,
Faire de la terre aveugle le foyer de la vision occulte de l’âme
Ou alléger le fardeau du globe insensible? 45
Je suis le Mystère au-delà de la portée du mental,
Je suis le but du labeur des soleils;
Mon feu et ma douceur sont la cause de la vie.
Mais mon danger et ma joie sont trop immenses.
N’éveille pas la descente incommensurable, 50
Ne dis pas mon nom secret au Temps hostile;
L’homme est trop faible pour porter le poids de l’Infini.
La Vérité née trop tôt pourrait briser la terre imparfaite.
Laisse le Pouvoir qui voit tout se frayer un passage :
Règne à l’écart dans ton vaste accomplissent isolé, 55
Aidant le monde par tes grands jours solitaires.
Je te demande de ne pas fondre ton cœur de flamme
Dans l’immense félicité indifférente de l’Immobile,
Détourné du mouvement infructueux des années,
Désertant le labeur acharné des mondes, 60
Séparé des êtres, perdu dans le Seul.
Comment ton esprit puissant admettrait-il le repos
Quand la Mort est encore invaincue sur la terre
Et que le Temps est un champ de souffrance et de douleur?
Ton âme est née pour prendre part à la Force chargée d’un fardeau; 65
Obéis à ta nature et accomplis ton destin :
Accepte la difficulté et la tâche d’essence divine,
Vis pour le dessein omniscient à la démarche lente.
Le nœud de l’Énigme est rattaché à l’espèce humaine.
Un éclair issu des cimes qui pensent et planifient, 70
Labourant l’air de la vie par des sillons qui se dissipent,
L’homme, seul en éveil dans un monde inconscient,
En vain aspire à changer le rêve cosmique.
Arrivé de quelque Au-delà à demi lumineux,
Il est un étranger dans les vastitudes sans mental; 75
Voyageur dans son foyer aux changements fréquents
Au milieu du cheminement d’infinités nombreuses,
Il a planté une tente de la vie dans l’Espace désert.
Le regard fixe du Ciel l’observe d’en haut,
Invité qui dérange dans la maison de la Nature, 80
Voyageur entre les rivages inconstants de la Pensée,
Chasseur de Pouvoirs inconnus et splendides,
Nomade de la mystérieuse Lumière lointaine,
Petite étincelle de Dieu sur les grands chemins.
Contre son esprit affreusement tout se ligue, 85
Une influence de Titan bloque son regard vers Dieu.
Autour de lui le Vide sans pitié a faim,
L’Obscurité éternelle le cherche de ses mains,
Des Énergies impénétrables le conduisent et le trompent,
D’immenses déités implacables font obstacle. 90
Une Âme inerte et une Force somnambulique
Ont fait un monde en brouille avec la vie et la pensée;
Le Dragon des sombres fondations garde
Inaltérable la loi du Hasard et de la Mort;
Sur sa longue route à travers le Temps et la Circonstance, 95
Le Sphinx [féminin] inférieur de l’ombre, de couleur grise, énigmatique,
Ses terribles pattes sur les sables mouvants,
L’attend armé du mot qui assassine l’âme :
En travers de son chemin s’étend le camp sombre de la Nuit.
Sa journée est un moment dans le Temps perpétuel; 100
Il est la proie des minutes et des heures.
Assailli sur la terre et non assuré du ciel,
Descendu ici-bas malheureux et sublime,
Un chainon entre le demi-dieu et la bête,
Il ne connait ni sa propre grandeur ni son but ; 105
Il a oublié pourquoi et d’où il est venu.
Son esprit et ses membres sont en guerre;
Ses sommets s’arrêtent trop bas pour atteindre les cieux,
Sa masse est ensevelie dans le bourbier animal.
Une étrange antinomie est la règle de sa nature. 110
Une énigme de contraires constitue son domaine :
Il demande la liberté, mais a besoin de vivre dans des liens,
Il a besoin de l’obscurité pour percevoir quelque lumière,
Besoin de la tristesse pour ressentir un peu de félicité;
Il a besoin de la mort pour découvrir une vie plus grande. 115
Il voit tous les côtés et se tourne vers chaque appel;
Il n’a aucune lumière fiable pour éclairer sa marche;
Sa vie est un jeu de colin-maillard, de cachecache;
Il se cherche lui-même et se fuit lui-même;
Se rencontrant lui-même, il croit que c’est un autre que lui. 120
Toujours il construit, mais ne trouve aucun terrain stable,
Toujours il voyage, mais n’arrive nulle part;
Il voudrait guider le monde, il ne peut se guider lui-même;
Il voudrait sauver son âme, il ne peut sauver sa vie.
La lumière qu’avait apportée son âme, son mental l’a perdue; 125
Tout ce qu’il a appris est bientôt remis en doute;
L’ombre de ses pensées lui semble un soleil,
Alors, tout est une ombre à nouveau et rien n’est vrai :
Ne sachant pas ce qu’il fait ni vers quoi il tend,
Il fabrique des signes du Réel dans l’Ignorance. 130
Il a accroché son erreur de mortel à l’étoile de la Vérité.
La Sagesse l’attire par ses masques lumineux,
Mais jamais il n’a vu le visage derrière :
Une Ignorance géante entoure son savoir.
Désigné pour rencontrer le mystère cosmique 135
Sous la forme muette d’un monde matériel,
Son passeport d’entrée et son personnage étant faux,
Il est contraint d’être ce qu’il n’est pas;
Il obéit à l’Inconscient qu’il était venu régir
Et sombre dans la Matière pour mener son âme à se réaliser. 140
Tiré du sommeil de ses formes inférieures dominées,
La « Mère-Terre » confia ses forces entre ses mains
Et il assume péniblement la lourde charge;
Son mental est un porte-flambeau perdu sur ses chemins.
Illuminant le souffle pour l’amener à penser et le protoplasme à ressentir, 145
Il peine avec son cerveau lambin et sceptique,
Aidé par les feux vacillants de la raison,
Pour faire de sa pensée et de sa volonté une porte magique
Afin que la connaissance pénètre dans l’obscurité du monde
Et que l’amour gouverne un royaume de lutte et de haine. 150
Mental impuissant à réconcilier le ciel et la terre
Et attaché à la Matière par un millier de liens,
Il se soulève lui-même pour devenir un dieu conscient.
Même quand une auréole de sagesse couronne son front,
Lorsque le mental et l’esprit jettent un rayon grandiose 155
Pour rehausser ce produit du sperme et des gênes,
Ce miracle d’alchimie tiré du protoplasme et du gaz,
Et lorsque, lui qui a couru et rampé comme l’animal,
Il élève sa stature de pensée jusqu’aux cimes de l’Immortel,
Sa vie garde encore le chemin intermédiaire des hommes; 160
Il livre son corps à la mort et à la douleur,
Abandonnant la Matière, son fardeau trop pesant.
Thaumaturge sceptique à propos des miracles,
Esprit rendu stérile quant à son pouvoir occulte
Par un cerveau qui doute et un cœur crédule, 165
Il laisse le monde finir là même où il commença :
Son travail inachevé, il réclame un prix céleste.
Ainsi a-t-il manqué l’absolu de la création.
À mi-chemin il arrête l’étoile de sa destinée :
Vaste et vaine expérience longuement tentée, 170
Haute conception mal servie, douteusement réalisée,
La vie du monde chancèle en ne voyant pas son but, –
Zigzag vers un terrain inconnu et dangereux,
Sans cesse répétant son cours habituel,
Sans cesse battant en retraite après de longues marches 175
Et des victoires des plus hardies sans résultat assuré,
Un jeu qui n’aboutit pas, ramené sans cesse.
Sous une robe mal ajustée, volumineuse,
Un dessein rayonnant cache encore son visage,
Une puissante vision obscurcie trébuche, continuant d’espérer, 180
Nourrissant sa force par les dons d’un Hasard lumineux.
Parce que l’instrument humain a failli,
La Divinité contrecarrée sommeille dans sa semence,
Esprit enchevêtré dans les formes qu’il a faites.
L’échec de celui-là que Dieu dirige n’est pas un échec; 185
À travers tout, la lente marche mystérieuse se poursuit :
Un Pouvoir immuable a fait ce monde muable;
Une transcendance qui s’accomplit elle-même emprunte la route de l’homme;
Conductrice de l’âme sur son chemin,
Elle connait ses pas, sa voie est incontournable, 190
Et comment la fin peut-elle être vaine quand Dieu est le guide?
Quoique le mental de l’homme puisse se lasser et sa chair faillir,
Une volonté prévaut, annulant son choix conscient :
Le but s’éloigne, une vastitude sans bornes appelle,
Se retirant dans un immense Inconnu; 195
Il n’y a pas de fin à la marche prodigieuse du monde,
Il n’y a pas de repos pour l’âme incarnée.
Elle doit continuer de vivre, décrire au complet la courbe énorme du Temps.
Un Influx fait pression en provenance de l’Au-delà fermé,
Lui interdisant le repos et le bienêtre terrestre; 200
Tant qu’il ne s’est pas trouvé, il ne peut s’arrêter.
Il y a une Lumière qui conduit, un Pouvoir qui aide;
Non remarquée, non perçue, elle voit en lui et agit :
Ignorant, il donne forme au « Tout-Conscient » dans ses profondeurs,
Humain, il lève les yeux vers des sommets suprahumains : 205
Emprunteur de l’or de la « Supranature »,
Il pave sa route vers l’Immortalité.
Les dieux supérieurs regardent l’homme, observent et choisissent
Les impossibles d’aujourd’hui comme base du futur.
Son impermanence tremble au contact de l’Éternel, 210
Ses barrières cèdent sous le pas de l’Infini;
Les Immortels ont leurs entrées dans sa vie :
Les Ambassadeurs de l’Invisible s’approchent.
Splendeur souillée par l’air des mortels,
L’Amour passe à travers son cœur, un invité errant. 215
La beauté l’encercle pour une heure magique,
Il reçoit les visites d’une vaste joie révélatrice,
De brefs aperçus d’immensité le libèrent de lui-même,
Entrainant vers une gloire toujours au-devant de soi,
Les espoirs d’une douceur éternelle séduisent, puis s’en vont. 220
Son mental est traversé par d’étranges feux qui découvrent,
De rares suggestions soulèvent sa parole trébuchante
À une parenté d’un moment avec le Mot éternel;
Un bal masqué de Sagesse défile en cercle à travers son cerveau,
L’agitant par des visions fugitives à demi divines. 225
Il pose ses mains parfois sur l’Inconnu;
Il communie parfois avec l’Éternité.
Sa naissance fut un symbole étrange et grandiose
Et l’immortalité, l’habitacle de l’esprit;
La pure perfection et une félicité sans ombrage 230
Sont le destin sublime de cette créature affligée.
En lui la « Mère-Terre » voit s’approcher le changement
Pressenti dans ses profondeurs muettes et ardentes,
Une divinité tirée de ses membres transmués,
Une alchimie du Ciel sur la base de la Nature. 235
Adepte de la voie née du moi et qui ne faillit pas,
Ne laisse pas mourir la lumière que les âges ont portée,
Aide encore la vie aveugle et souffrante de l’humanité :
Obéis à la pulsion ample et omnipotente de ton esprit.
Témoin des pourparlers de Dieu avec la Nuit, 240
Compatissant, il s’est penché de son calme immortel
Et a hébergé le désir, la semence troublée des choses.
Consens à ton moi élevé, crée, sois endurant.
Ne délaisse pas la connaissance, que vaste soit ton labeur.
Les limites terrestres ne peuvent plus confiner ta force; 245
Rends ton travail égal à celui du Temps qui s’allonge sans fin.
Voyageur sur les cimes nues et éternelles,
Parcours encore le sentier difficile et immémorial
Qui unit les cycles par sa courbe austère
Mesurée pour l’homme par les Dieux initiés. 250
Ma lumière sera en toi, ma force sera aussi la tienne.
Ne laisse pas le Titan impatient conduire ton cœur,
Ne demande pas le fruit imparfait, la récompense partielle.
Ne réclame qu’un bienfait, celui de faire croitre ton esprit;
Ne désire qu’une joie, celle d’élever ton espèce. 255
Au-dessus du destin aveugle et des pouvoirs antagonistes
Se tient immobile une sublime Volonté invariable;
Laisse à son omnipotence le résultat de ton travail.
Tout changera à l’heure transfiguratrice de Dieu. »
Auguste et douce, cette puissante Voix se fit silencieuse. 260
Rien ne bougeait à présent dans le vaste espace songeur :
Un calme s’établit sur le monde à l’écoute,
Une immensité muette de la paix de l’Éternel.
Mais le cœur d’Ashwapati lui répondit,
Cri au milieu du silence des Vastitudes : 265
« Comment pourrai-je demeurer satisfait des jours mortels
Et de la morne mesure des choses terrestres,
Moi qui ai vu derrière le masque cosmique
La gloire et la beauté de ton visage?
Dure est la fatalité à laquelle tu obliges tes fils! 270
Combien de temps encore notre esprit se battra-t-il avec la Nuit
Et subira-t-il la défaite et le joug brutal de la Mort,
Alors que nous sommes les réceptacles d’une Force immortelle
Et les bâtisseurs de la divinité de la race?
Ou, si c’est ton œuvre que j’accomplis ici-bas, 275
Au milieu de l’erreur et du gaspillage de la vie humaine,
Dans la lumière incertaine du mental humain à demi conscient,
Pourquoi n’arrive pas soudain quelque distante lueur de toi?
Toujours les siècles, les millénaires passent.
Où est dans la grisaille le rayon de ta venue? 280
Où est le tonnerre de tes ailes de la victoire?
Nous entendons seulement la marche de dieux qui passent.
Un plan dans le Mental éternel occulte,
Étalé sur une carte à une vision rétrospective et prophétique,
Les âges répètent sans fin leur ronde immuable, 285
Les cycles reconstruisent tout et aspirent toujours.
Tout ce que nous avons fait est sans cesse à refaire.
Tout se brise, se renouvèle et demeure le même.
Énormes révolutions de l’infructueuse spirale de la vie,
Les âges nouveau-nés périssent comme les anciens, 290
Comme si la triste Énigme gardait ses droits
Jusqu’à l’achèvement de tout ce pour quoi fut créée cette scène.
Trop limitée est la force qui nait maintenant avec nous,
Trop faible la lumière qui se faufile à travers les paupières de la Nature,
Insuffisante la joie par laquelle elle achète notre douleur. 295
Dans un monde brut qui ignore son propre sens,
Nous vivons tourmentés par la pensée sur la roue de la naissance,
Instruments d’une impulsion qui n’est pas la nôtre,
Poussés à réaliser au prix du sang de notre cœur
Une semi-connaissance, une semi-création qui s’épuisent bientôt. 300
Dotés d’une âme immortelle mise en échec dans des membres périssables,
Déjoués et repoussés, nous continuons de peiner;
Annihilés, contrecarrés, épuisés, nous survivons encore.
Nous œuvrons dans l’angoisse afin que de nos rangs puisse se lever
Un homme à la vision plus étendue, avec un cœur plus noble, 305
Un réceptacle en or de la Vérité incarnée,
L’exécutant de la tentative divine,
Équipé pour revêtir le corps terrestre de Dieu,
Communiant, prophète, amoureux et roi.
Je sais que ta création ne peut échouer : 310
Car, même à travers les brumes de la pensée humaine,
Infaillibles sont tes pas mystérieux,
Et, bien que la Nécessité revête le costume du Hasard,
Elle garde dissimulée dans les revirements aveugles du Destin
La logique lente et calme de la marche de l’Infinité 315
Et la séquence intacte de sa volonté.
Toute vie est fixée dans une gamme ascendante
Et inflexible est la Loi évolutive;
Dans le commencement se prépare la fin.
Cet étrange produit irrationnel de la fange, 320
Ce compromis entre l’animal et le dieu,
N’est pas le couronnement de ton monde miraculeux.
Je sais qu’il y aura pour éclairer les cellules inconscientes,
En harmonie avec la Nature et dont la hauteur atteint le ciel,
Un esprit vaste comme le firmament qui englobe 325
Et, emporté par une extase tirée de sources invisibles,
Un dieu venu ici-bas et qui aura grandi par la chute.
Un Pouvoir s’est éveillé de la cellule de mon sommeil.
Abandonnant la lente claudication des heures
Et le clignement inconstant de la vision humaine, 330
Là où le Penseur dort dans trop de lumière
Et où flamboie intolérant l’Œil solitaire qui est témoin de tout,
Entendant le mot du Destin issu du cœur du Silence
Dans le moment sans bornes de l’Éternité,
Depuis ce qui est intemporel, il a vu les travaux du Temps. 335
Dépassées étaient les formules de plomb du Mental,
Surmonté, l’obstacle de l’Espace des mortels :
L’Image qui s’étalait montrait les choses à venir.
Une danse géante de Shiva déchirait le passé;
Il y avait un bruit de tonnerre comme de mondes qui s’effondrent; 340
La terre était envahie par le feu et le rugissement de la Mort
Poussant des clameurs pour anéantir un monde que sa faim avait créé;
Il y avait un vacarme des ailes de la Destruction :
Le cri de guerre du Titan résonnait dans mes oreilles,
Alarme et rumeur ébranlaient la Nuit en armure. 345
Je vis les pionniers ardents de l’Omnipotent
Passant la bordure céleste qui se tourne vers la vie
Descendre en foule l’escalier ambré de la naissance;
Précurseurs d’une multitude divine,
Ils venaient des sentiers de l’étoile du matin 350
Dans la petite chambre de la vie mortelle.
Je les vis traverser le crépuscule d’un âge,
Les enfants aux yeux solaires d’une aube merveilleuse,
Grands créateurs au large front exprimant le calme,
Imposants briseurs de barrières du monde 355
Et lutteurs face à la destinée dans ses arènes de la volonté,
Ouvriers dans les carrières des dieux,
Messagers de l’Incommunicable,
Architectes de l’immortalité.
Dans la sphère humaine déchue, ils venaient, 360
Visages portant encore la gloire de l’Immortel,
Voix qui conversaient encore avec les pensées de Dieu,
Corps devenus splendides par la lumière de l’esprit,
Porteurs du mot magique, du feu mystique,
Porteurs de la coupe dionysienne de joie, 365
Avec, s’approchant, les yeux d’un homme plus divin,
Les lèvres chantant, inconnu, un motet de l’âme,
Les pieds soulevant l’écho dans les corridors du Temps.
Grands prêtres de sagesse, douceur, puissance et félicité,
Découvreurs des chemins ensoleillés de la beauté, 370
Nageurs sur les flots ardents et rieurs de l’Amour
Et danseurs dans les embrasures dorées du ravissement,
Leur pas changera un jour la terre souffrante
Et justifiera la lumière sur le visage de la Nature.
Bien que le Destin s’attarde là-haut dans l’Au-delà 375
Et que semble vain le travail où fut dépensée la force de notre cœur,
S’accomplira tout ce pour quoi fut supportée notre douleur.
Ainsi qu’autrefois l’homme vint à la suite de l’animal,
Ce noble successeur divin certainement viendra
Après l’infructueux pas de mortel de l’homme, 380
Après son labeur, sa sueur, son sang, ses larmes, vains :
Il connaitra ce que le mental des mortels à peine osait penser,
Il fera ce que le cœur des mortels ne pouvait tenter.
Héritier du travail du temps humain,
Il prendra sur lui le fardeau des dieux; 385
Toute la lumière céleste visitera les pensées de la terre,
La puissance du ciel renforcera les cœurs terrestres;
Les accomplissements de la terre atteindront le niveau surhumain,
La vision de la terre s’élargira dans l’infini.
Le monde imparfait pèse encore d’un poids lourd inchangé; 390
La jeunesse splendide du Temps est passée et a failli;
Lourdes et longues sont les années que compte notre labeur
Et encore les sceaux sont fermes sur l’âme de l’homme
Et las est le cœur de l’antique Mère.
Ô Vérité sauvegardée dans ton soleil secret, 395
Voix de ses puissantes rêveries dans des cieux clos
Sur des choses retirées dans ses profondeurs lumineuses,
Ô Splendeur-de-Sagesse, Mère de l’univers,
Créatrice, l’Épousée artiste de l’Éternel,
Ne tarde pas longtemps avec ta main transmutante 400
Appuyée vainement sur un unique barreau d’or du Temps,
Comme si le Temps n’osait pas ouvrir son cœur à Dieu.
Ô fontaine radieuse du délice du monde,
Libre du monde et inatteignable au-dessus,
Ô Félicité qui toujours loge cachée profondément à l’intérieur 405
Alors que les hommes te cherchent à l’extérieur sans jamais trouver,
Mystère et Muse dont la langue est hiératique,
Incarne la blanche passion de ta force,
Envoie en mission sur terre une forme vivante de toi.
Peuple un moment de ton éternité, 410
Fais que ton infinité vive dans un corps,
Que la Toute-Connaissance enveloppe un mental dans des mers de lumière,
Que le Tout-Amour vibre, unique, dans un cœur humain.
Immortelle, cheminant sur terre avec des pieds mortels,
Rassemble toute la beauté du ciel dans des membres terrestres! 415
Omnipotence, ceins du pouvoir de Dieu
Les mouvements et les moments d’une volonté de mortel,
Remplis de la puissance éternelle une heure humaine
Et transforme d’un seul geste tout le temps futur.
Fais qu’un mot insigne soit prononcé depuis les sommets 420
Et qu’un acte grandiose déverrouille les portes du Destin. »
Sa prière sombra dans la Nuit qui résistait,
Sous l’oppression des mille forces qui refusent,
Comme trop faible pour monter jusqu’au Suprême.
Mais s’éleva une ample Voix consentante; 425
L’esprit de la beauté fut révélé dans le son :
La lumière flottait autour du front de la Vision merveilleuse
Et sur ses lèvres la joie de l’Immortel prit forme.
« Ô puissant précurseur, j’ai entendu ton appel.
Un être descendra et brisera la Loi de fer, 430
Qui changera la fatalité de la Nature par le seul pouvoir de l’esprit.
Un Mental sans bornes qui peut contenir le monde,
Un cœur doux et violent et aux calmes ardents
Viendra, animé par la passion des dieux.
Toutes les puissances, toutes les grandeurs s’uniront en elle; 435
La beauté marchera céleste sur la terre,
Le délice dormira dans le vaporeux filet de ses cheveux,
Et dans son corps comme sur l’arbre de son nid
L’Amour immortel rythmera le battement de ses ailes glorieuses.
Une musique dispensée du chagrin tissera son charme; 440
Les harpes du Parfait joueront en harmonie avec sa voix,
Les ruisseaux du Ciel murmureront dans son rire,
Ses lèvres seront les rayons de miel de Dieu,
Ses membres, ses jarres dorées de l’extase,
Ses seins, les fleurs de ravissement du Paradis. 445
Elle portera la Sagesse dans sa poitrine muette,
La force sera avec elle comme l’épée d’un conquérant
Et la béatitude de l’Éternel regardera par ses yeux.
Une graine sera semée dans l’heure terrible de la Mort,
Une branche du ciel, transplantée dans le sol humain; 450
La Nature fera un bond par-delà son pas mortel;
Le Destin sera changé par une volonté immuable. »
Comme une flamme disparait dans la Lumière sans fin,
Immortellement éteinte dans sa source,
La splendeur s’évanouit et la parole cessa. 455
Écho d’un délice naguère tout proche,
L’harmonie voyagea vers un silence lointain,
Musique s’estompant dans l’oreille de la transe,
Cadence appelée par de lointaines cadences,
Voix tremblante qui s’était repliée dans l’air de musique. 460
Sa forme [de la Mère divine] s’éloigna en retrait de la terre au vif désir,
Délaissant la proximité des sens abandonnés,
Montant vers sa demeure inatteignable.
Les champs intérieurs s’étendaient, isolés, brillants, vides;
Tout était un espace spirituel non rempli, démesuré, 465
Indifférent, dépouillé, un désert de paix lumineuse.
Alors, une ligne bougea sur la lisière éloignée du calme :
La douce vague terrestre, sensible, aux lèvres chaudes,
Plainte et rire rapides, aux multiples murmures,
Vint en glissant sur les pieds blancs d’un son. 470
Le verrou était levé sur la gloire profonde du cœur du Silence;
Les quiétudes absolues et immobiles
Se soumirent au souffle de l’air des mortels,
Se dissipant à l’infini, les cieux de la transe
S’affaissèrent devant le mental de veille. L’Éternité 475
Abaissa ses paupières incommunicables
Sur ses solitudes lointaines échappant au regard
Derrière le mystère sans voix du sommeil.
Le répit grandiose, l’ample délivrance défaillirent.
À travers la lumière de plans qui s’éloignaient rapidement 480
S’enfuyant de lui [du roi] comme d’une étoile tombante,
Contrainte d’occuper sa maison humaine dans le Temps,
Son âme retourna dans la hâte et le bruit
De la vaste affaire des choses créées.
Tel un char des merveilles des cieux 485
À la base large pour porter les dieux sur des roues fougueuses,
Flamboyant, il passa en trombe les portails spirituels.
L’agitation mortelle le reçut en son sein.
Une fois de plus il se déplaçait au milieu de scènes matérielles,
Soulevé par des suggestions venant des sommets 490
Et, pendant les pauses du cerveau constructeur,
Touché par les pensées qui effleurent la houle insondable
De la Nature et regagnent à tire-d’aile les rivages cachés.
Le chercheur éternel dans le champ des âges,
Assiégé par la pression implacable des heures, 495
Avait à nouveau la force pour de grands actes aux pieds rapides.
En éveil sous la voute ignorante de la Nuit,
Il vit la population innombrable des étoiles,
Entendit l’interrogation du flot insatisfait
Et peina avec le Mental créateur de formes et instrument de mesure. 500
Un vagabond venu des soleils occultes et invisibles,
Accomplissant le destin des choses transitoires,
Un dieu sous la forme d’un animal qui s’est redressé,
Il leva son front de conquête vers les cieux,
Établissant l’empire de l’âme 505
Sur la Matière et son univers limité
Comme sur un roc solide au milieu de mers infinies.
Le Seigneur de la Vie reprit ses puissants parcours
Dans le champ restreint du globe ambigu.
Fin du Chant quatrième,
Fin du Livre Trois